• Naissance des pieuvres

Publié le par 67-cine.gi-2007













Naissance des pieuvres drame de Céline Sciamma









Avec :

Pauline Acquart, Louise Blachère, Adèle Haenel et Warren Jacquin

durée : 1h40
sortie le 15 août 2007

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Synopsis
L’été quand on a 15 ans. Rien à faire si ce n’est regarder le plafond. Elles sont trois : Marie, Anne, Floriane. Dans le secret des vestiaires leurs destins se croisent et le désir surgit. Si les premières fois sont inoubliables c'est parce qu'elles n'ont pas de lois.


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Entretien avec Céline Sciamma
Thierry Jousse : « Pouvez-vous raconter votre parcours pour en arriver à Naissance des Pieuvres, votre premier long-métrage ? Une des particularités de votre trajet, c’est de ne pas avoir fait de court-métrage… »

Céline Sciamma : « J’ai fait La fémis en section scénario. La fin de mes études a été validée par l’écriture d’un long-métrage. Lors de mon jury de diplôme, Xavier Beauvois était présent… Il m’a dit qu’il fallait absolument que je tourne moi-même ce film. Il semblait que dans l’écriture, il y avait une signature qui pouvait accréditer l’idée que je devais le réaliser. L’idée a fait son chemin et il m’est finalement apparu évident que je n’avais pas envie de le céder à quelqu’un d’autre. J’avais le choix entre plusieurs producteurs et ma rencontre avec Les Productions Balthazar a été finalement déterminante. Ils pensaient que l’étape du court-métrage risquait juste de mettre du temps entre le film et moi. Ils m’ont offert ce luxe de ne pas me faire passer par ce galop d’essai, ce qui a permis de me lancer dans Naissance des Pieuvres avec la fraîcheur nécessaire. Tout a été très vite. Un an après ma sortie de La fémis, j’étais en préparation du film. »

T. J. : « D’où vient l’idée du film ? Tout à la fois l’univers de la natation synchronisée et celui de ces trois personnages féminins… »

C. S. : « Concernant la natation synchronisée, il y a une anecdote de départ qui est autobiographique. À l’adolescence, j’ai assisté par hasard à un gala de natation synchronisée qui m’avait fait une très forte impression, mais je n’arrivais pas vraiment à discerner pourquoi. J’étais persuadée que j’avais raté ma vie et que j’aurais dû faire ça. Au bout de quelques jours, je me suis aperçue que j’avais été impressionnée par des filles qui, au même âge que moi, étaient déjà dans la concrétisation et dans la prouesse. Et moi je n’étais, au mieux, qu’une promesse. Je trouvais que c’était une situation assez exemplaire de ce qu’on peut ressentir à l’adolescence, c’est-à-dire une sorte de malentendu avec ses désirs. Il y a des choses souterraines qui agissent sur les évènements du quotidien. Je trouvais cette situation à la fois complètement anecdotique et en même temps, très forte pour illustrer cet âge-là. Par ailleurs, je crois qu’il est préférable de parler ce qu’on connait. À mon âge, on peut parler de ce qu’on a vécu il y a dix ans. On l’a digéré et, en même temps, on l’a encore dans le ventre. D’autre part, le cinéma c’est souvent le lieu où l’on parle des femmes mais c’est aussi le lieu du fantasme. Ce sont souvent les hommes qui en parlent et j’avais envie de donner un point de vue féminin sur ces trois filles. Et du coup, de prendre le contrepied de ce qui se fait en général, c’est-à-dire la nostalgie, l’émerveillement des premières fois. Au contraire, j’avais envie d’être au présent, dans la cruauté de cet âge-là, de travailler sur des sensations plus que sur la restitution d’états d’âme. C’est la raison pour laquelle je suis partie sur un film à trois têtes. Trois personnages, c’est-à-dire trois problématiques pour me démarquer de mon propre itinéraire, pour m’éparpiller un peu plus et, au final, pour rassembler plus de trajets. Il s’agissait aussi de faire une radiographie de la naissance de la féminité avec des problématiques plutôt archétypales au départ. Ça m’amusait de jouer avec les codes du film adolescent, c’est-à-dire la question de la beauté, celle de l’incertitude et de la chrysalide, et celle du physique disgracieux. Ce sont trois personnages qui pourraient être dans American Pie. L’idée était donc d’installer le spectateur dans cette convention, de le mettre dans des chaussons afin qu’il ait l’impression d’être en terrain connu pour explorer plus loin ces situations de départ et de lui faire faire un trajet. Pour moi, le film raconte le dur métier de fille. Il s’agit donc d’un point de vue féminin de l’intérieur. »

T. J. : « Justement, le film frappe notamment par l’absence des adultes. Comment ce parti pris fort s’est-il imposé à vous ? »

C. S. : « C’est venu très rapidement. J’ai commencé à écrire des scènes avec les parents. Ça m’a semblé très vite des figures imposées. J’avais une impression de déjà vu. Les parents incarnaient une sorte de loi qui limitait le film dans son genre. Précisément, je crois que l’adolescence est un monde sans loi. Ses impératifs intimes sont liés à une communauté qui, certes, se positionne par rapport aux adultes mais toujours dans une forme de rébellion assez stéréotypée. Il me semblait que cette dimension n’apporterait rien au film. Surtout, il s’agissait de traiter l’adolescence d’une manière épidermique, comme à l’intérieur d’une bulle. Ce qui me semble juste en termes de sensations. Les parents sont des ennemis trop faciles et trop désignés. Enfermer les personnages dans un typage trop sociologique risquait d’appauvrir la singularité du propos. Notamment par rapport à l’homosexualité. Dans le cinéma français, ce sujet est au tout début de son traitement, surtout pour les filles. Je ne voulais surtout pas faire un film sur le trajet classique d’affirmation et de coming out qui implique forcément la loi et les parents. Je voulais laisser ces personnages livrés à eux-mêmes pour vivre cette épreuve du feu. En termes d’identification, je voulais que le spectateur n’ait le choix qu’entre ces trois filles. Que pour des parents, il n’y ait pas ce renfort de s’identifier à une figure paternelle ou maternelle. Cette radicalité vient aussi du désir d’emmener le spectateur là où il n’a pas forcément envie d’aller spontanément. C’est un pari. Tout comme l’absence des garçons. Il n’y a pas de point de vue masculin, ni de vision des hommes dans ce film. Naissance des Pieuvres n’endosse aucun discours sur les garçons. Ils en sont la face B, pour un autre film. Ils ne sont pas là, ils ne parlent pas. Ça tient aussi au point de vue de ces adolescentes pour lesquelles les hommes sont des forces brutes qu’on ne maîtrise pas, avec lesquelles on ne dialogue pas. »

T. J. : « Est-ce que vous pensez qu’il y a une spécificité du regard féminin dans Naissance des Pieuvres ? »

C. S. : « Le regard féminin m’intéresse surtout dans la fabrication. Mais dans le résultat, ce n’est pas forcément un film que j’ai envie de défendre sous cette bannière-là, ni d’ailleurs sous la bannière du film gay. Mais ce sont des questions que je me suis largement posées. Je crois que ce sont des questions de travail et pas des drapeaux. »

T. J. : « Comment avez-vous travaillé concrètement sur ce mélange d’ancrage naturaliste et de stylisation ? »

C. S. : « Il y a une volonté d’intemporalité qui s’est manifestée à tous les niveaux, sur les décors ou les costumes notamment. Par exemple, il n’y a pas de téléphones portables. Ce sont des détails qui créent cette forme d’intemporalité que je cherchais. Concernant les vêtements, je crois que les filles sont habillées d’une manière contemporaine mais qu’elles auraient pu être habillées comme ça il y a dix ans, surtout avec le revival actuel des années 90. Je voulais que la bande sonore participe aussi de cette sensation d’intemporalité. C’est la raison pour laquelle les morceaux qu’écoutent les adolescents sont des morceaux écrits spécialement pour le film. Le travail autour de l’image a aussi beaucoup structuré le mélange de naturalisme et de stylisation. Au cadre, nous avons privilégié une caméra fixe qui manifeste très peu sa présence, un traitement frontal, des séquences peu découpées. À la lumière, des partis pris engagés avec un travail autour de la couleur : les monochromes (rouge pour la boîte de nuit et bleu pour la soirée finale), la lumière verte dans la fête du début, les teintes froides de la piscine… Cette volonté de stylisation s’applique également au choix des lieux. Il y a eu peu d’intervention sur les extérieurs mais plutôt un choix assez méticuleux. Je connais bien les lieux où j’ai tourné. Il s’agit d’un type de ville qui a poussé dans les années 60. Des villes sans histoire. Ce sont des lieux qui ne charrient aucune fiction, qui sont assez vierges et que personne n’a vraiment filmé. Rohmer a filmé Cergy-Pontoise ainsi que Verneuil dans I comme Icare. Et Verneuil l’a filmé comme si c’était l’Amérique. Pour moi, cette banlieue raconte la middle-class. Elle est très française, très représentative même si elle ne représente pas officiellement un sujet engagé. C’est un lieu qu’on pouvait investir et qui raconte quelque chose d’aujourd’hui. Visuellement, c’est une ville-champignon qui a grandi au gré des projets d’architectes, qui propose des assemblages de lieux assez improbables et des ambiances qui poussent à la stylisation. Cela donne un patchwork de lieux assez étrange. Par exemple, ces colonnes conçues par Ricardo Bofill où a d’ailleurs tourné Rohmer. On ne sait pas où on est, c’est Bienvenue à Gattaca. Les petits lotissements en brique rouge évoquent plutôt certaines banlieues américaines ou l’Europe du Nord. Tous ces lieux sont réellement concentrés sur 20 kms carrés. Il s’agissait de trouver un équilibre entre la vraie personnalité d’un lieu et la mise en scène qu’on pouvait créer autour. »


T. J. : « Il y a tout de même un lieu qui structure le film, c’est la piscine, qui est comme une micro-société qui fonctionne avec ses propres règles. »

C. S. : « La piscine est un lieu hautement cinématographique. Beaucoup de films français ont leur scène de piscine. C’est généralement le moment où l’héroïne réfléchit. Elle fait deux ou trois brasses et elle revisite sa vie. Sur l’adolescence à la piscine, il y a un grand film, c’est Deep End de Jerzy Skolimowski. La piscine c’est un lieu qui suinte. C’est un espace qui apporte sa part de stéréotypes mais qu’on peut investir de façon très différente. Il y a des films où c’est le lieu du confinement, d’autres au contraire, où c’est le lieu de la liberté. Même dans le traitement sonore, on peut jouer sur l’étouffement ou au contraire, travailler sur un espace plus ouvert. Pour moi, c’est le lieu de la naissance du désir, du dévoilement, de la moiteur. C’est sur ce terrain du désir que Deep End m’a profondément marquée. C’est effectivement aussi l’idée d’un monde qui a ses règles, avec des dimensions visuelles et sonores qui font rêver les metteurs en scène. Avec la natation synchronisée, c’est encore davantage un monde réglé avec des castes. J’ai pratiqué beaucoup d’immersions documentaires dans ce milieu qui est complètement méconnu et assez fascinant. C’est un sport qui est exclusivement féminin et, par conséquent, qui produit un discours sur la féminité. La particularité de ce sport c’est qu’il est très difficile, très athlétique… Les filles s’entrainent vingt heures par semaine. Elles doivent avoir des qualités physiques exceptionnelles. Tout ça pour pas grand chose puisqu’il n’y a pas de carrière possible derrière. Et c’est un sport où l’on produit énormément d’efforts tout en devant les gommer. Les filles doivent donner l’impression que c’est facile et elles doivent absolument sourire. C’est ça qui m’intéressait. Les nageuses de natation synchronisée sont des petits soldats maquillés comme des poupées. Il y a des impératifs de séduction, de combat… En termes de mise en scène, c’était aussi un challenge parce qu’il y a un passé de connivence entre la natation synchronisée et le cinéma avec les ballets nautiques d’Esther Williams. Souvent, quand j’évoquais le film avant de l’avoir tourné, les gens avaient ce genre de souvenirs horrifiés ou nostalgiques. Il y avait des écueils à éviter : le kitsch, la chorégraphie… Pour moi, l’enjeu était de filmer la natation synchronisée comme un sport, c’est-à-dire montrer l’effort, la discipline, le côté militaire… C’est un peu l’armée des filles. »

T. J. : « Les autres écueils à éviter étaient sans doute le mépris ou la parodie… »

C. S. : « Bien sûr. J’ai de l’admiration pour cet effort qu’on met à produire quelque chose d’absolument vain. Il y a quelque chose d’absurde là-dedans qui est très touchant. J’ai beaucoup de tendresse pour cet univers. J’ai vu des dizaines de compétition. Il y a toujours une fille qui s’évanouit, une autre qui vomit sur le bord de la piscine. Mais ça ne se produit jamais avant que la fille ait salué ou qu’elle ait obtenu sa note. Juste après, elle peut s’effondrer. C’est sublime, c’est-à-dire à la fois beau et terrifiant. C’était un enjeu important de trouver la distance juste par rapport à cet univers et son folklore envahissant. »

T. J. : « Quel est le rôle du dialogue dans Naissance des Pieuvres ? C’est un film qui fonctionne sur la rétention et, en même temps, qui s’organise autour de la prise de parole adolescente… »

C. S. : « J’y ai beaucoup réfléchi. Traditionnellement, les films sur l’adolescence sont des films de tchatche. Le côté intemporel de Naissance des Pieuvres passe aussi par la possibilité d’éviter de se focaliser sur la langue d’un moment que je n’ai d’ailleurs pas la prétention de maîtriser. Pour moi, être au plus juste c’était d’abord faire parler ces filles comme tout le monde. Par ailleurs, je ne trouve pas forcément juste de placer les adolescents du côté de la logorrhée. C’est plutôt le moment de la rétention. Il s’agissait de travailler sur une parole décisive. J’ai essayé de penser Naissance des Pieuvres comme un film d’action. Dire qu’on est amoureux, c’est manger une poubelle. J’ai trouvé intéressant de travailler en souterrain. Il n’y a aucune parole gratuite. À chaque fois qu’un personnage dit quelque chose, ça engage une action. Tout est allé dans le sens d’un film d’action. »

T. J. : « Parlons des trois personnages du film. Commençons par Anne, la fille plus corpulente… »

C. S. : « Ce n’est pas le personnage principal mais c’est la seule qui a un trajet de solitude. Elle est en interaction avec le personnage masculin mais au fond, elle est vraiment seule. C’est un personnage qui a été difficile à gérer tout au long du processus parce qu’il avait ce ton à lui et qu’il était très séduisant. Il a fallu qu’il trouve sa place au montage. C’est un personnage qui peut susciter des malentendus, surtout au début du film, et qui participe beaucoup d’une situation archétypale : c’est la bonne copine, la bonne grosse… Une fois qu’il a trouvé sa place, ce personnage est partie prenante de la radicalité du film. Au final, c’est Anne la plus courageuse, celle qui affronte et celle qui va recevoir le moins d’amour, le plus de cruauté. Ce retournement de situation ou d’image est payant. Anne est le pivot, dans ses disparitions comme dans ses réapparitions. La violence de son trajet lui donne une certaine grandeur. Elle rêve à voix haute. C’est la plus enfantine. Elle est dans une démarche de foi, avec des rituels improbables comme enterrer son soutien-gorge, prier… Logiquement, en bonne croyante, elle sera une martyre. »

T. J. : « Floriane fonctionne à l’inverse sur la beauté, l’apparence de la facilité, la séduction… »

C. S. : « C’est l’objet de désir. En réalité, dès le scénario, j’avais vraiment envie de parler du drame vécu par les belles filles. Le cinéma célèbre en général la beauté des filles et j’avais envie d’y participer, mais il semble qu’il y a là un vrai sujet et que le cinéma est l’instrument idéal pour en parler. On crée du désir autour d’un personnage et, par ailleurs, on parle du problème que le désir pose. Ça crée une ambiguïté intéressante. Il y a une horreur dans le fait d’être trop belle. C’est à partir du moment où cette problématique a émergé que j’ai considéré que Naissance des Pieuvres était un film à trois têtes ou à trois coeurs. Il n’était pas question d’adjuvant et d’opposant. Il était question de trois personnages et de trois véritables trajets. Ça m’a vraiment fasciné de participer à ce désir-là, de le créer, de rendre crédible qu’on puisse tomber amoureux de Floriane et, en même temps de traiter la souffrance générée par ce désir même. »

T. J. : « Reste Marie qu’on peut considérer comme le personnage principal du film et qui est surtout un regard… »

C. S. : « C’est la plus jeune. J’avais envie de corps un peu disparates, entre enfance et adolesence, et surtout, de ne pas tomber dans le fantasme des sous-vêtements de coton. Marie c’est un mélange de grâce et de gaucherie. Elle est le personnage principal mais, paradoxalement, c’est elle qui est le plus du côté de l’observation. Même si elle a un objectif qu’elle cherche à atteindre, elle est avant tout une lentille qui observe. C’est un personnage qui est dans l’auscultation mais que nous allons ausculter nous aussi. À travers elle, je voulais parler de ce moment où naît un désir qui s’impose. Elle vit la naissance de ce désir en temps réel, comme quelque chose d’imprévisible, et le spectateur doit le vivre en même temps qu’elle. Nous sommes avec elle dans la séduction, la compréhension, la souffrance… Je voulais incarner ce mouvement qui se déploie sur quelques jours, ce moment où la conscience naît… C’est la naissance du sentiment amoureux vu sous un angle très physique. Je voulais être à l’opposé du sujet de société. Pour moi, l’homosexualité ce n’est pas un sujet, c’est un trajet. Globalement, le film s’arrête là où la plupart des films qui traitent cette problématique commencent. Naissance des Pieuvres raconte avant tout comment on tombe amoureux. Ce prisme de l’homosexualité permet de raconter une nouvelle fois la naissance de l’amour d’une manière différente. Et offre cette chance de pouvoir filmer des choses qui n’ont jamais été filmées auparavant comme la séquence de dépucelage entre les deux filles. Mais à travers ces trois personnages, le film dit que tous les désirs sont invivables, tous les désirs sont inassouvis et l’homosexualité peut être contextuelle. Le film ne fait pas de Marie un personnage martyr… »


T. J. : « À propos de cette séquence du dépucelage, il y a à la fois quelque chose à montrer et à cacher. Comment vous-êtes vous emparée de cette séquence ? »

C. S. : « Je ne me suis pas vraiment posée de grands problèmes d’éthique pour cette séquence. Dès l’écriture, je savais comment je voulais la représenter. Je ne voulais pas jouer de l’ambiguïté de la sensualité à ce moment-là. Je voulais que ce soit un moment cru, clinique. Les deux personnages ne veulent absolument pas la même chose. D’un côté, il y a de l’amour et de l’autre, il y a un service. Il fallait trouver la bonne distance. Pour tourner la séquence, je ne me suis posé que des questions de distance. Il s’agissait de trouver les deux cadres qui évitent le voyeurisme. Je me suis posé des questions simples, notamment comment rentrer dans cette scène et comment en sortir. J’ai pensé également aux draps. Et j’ai beaucoup travaillé avec les comédiennes. J’ai cru au plan-séquence, à la prise quasi-unique. »

T. J. : « Il n’y a pas de sang sur les draps… »

C. S. : « J’ai pensé ce à quoi on allait s’attendre. J’avais écrit qu’il y avait du sang sur la main de Marie. J’ai essayé d’être dans l’économie et j’ai restreint le plus possible. J’ai davantage misé sur les visages que sur le reste. Il faut que les spectateurs croient à une séquence pareille. Je suis beaucoup allée sur les blogs et les forums sur Internet. Il y a des adolescentes qui demandent comment se débarrasser de leur virginité, qui ne veulent pas l’imposer à leur petit ami… Et également des gens qui donnent des réponses très précises… Il fallait faire confiance au geste, au malaise, à la croyance qu’elles avaient, elles… »

T. J. : « Parlons des comédiennes et du casting qui sont des éléments fondamentaux du film… »

C. S. : « Nous sommes partis sur un casting sauvage. Je voulais des comédiennes qui avaient l’âge du rôle. Pauline Acquart, qui joue Marie, la directrice de casting l’a trouvée au Jardin du Luxembourg, par hasard. Louise Blachère qui joue Anne a répondu à une petite annonce que nous avions placé dans le journal Studio. Adèle Haenel qui joue Floriane, a déjà une expérience au cinéma dans Les Diables de Christophe Ruggia. Je cherchais avant tout des physiques. Dans les films américains, les gens ont des gueules et je trouve ça bien… Je voulais jouer avec ces archétypes, donc, il fallait y aller à fond. Après, il a fallu travailler. On a répété un long mois avant le tournage… Ce n’était d’ailleurs pas des répétitions au sens strict… On a plutôt travaillé à la périphérie des personnages avec un coach, également sur la concentration des adolescentes. Et surtout, il fallait bien se comprendre à propos de ce qu’on voulait raconter, qu’il n’y ait pas de malentendus. Ce qui m’a surprise et touchée, c’est la capacité de ces trois jeunes filles à donner ce qu’elles sont mais aussi à offrir ce qu’elles ne sont absolument pas. Elles sont allées beaucoup plus loin que ce que j’avais imaginé… Les filles voulaient faire le film parce que ça parlait d’elles, ça leur semblait juste, elles étaient investies d’une responsabilité, d’une cause. C’était assez saisissant. Il est assez logique de vouloir faire du cinéma quand on a quinze ans, mais finalement on se rend compte que c’est pour de bonnes raisons. »

T. J. : « Qu’avez-vous dit à ces jeunes comédiennes pour les mettre en condition ? »

C. S. : « Pour moi, la direction d’acteur c’est avant tout une question de confiance et de relation. Ce n’est pas une affaire technique, il n’y a pas de recettes, encore moins avec des adolescentes. Je voulais les rapprocher de leur personnage car elles en étaient très différentes. Il a fallu les familiariser avec ce qu’elles allaient être. Il fallait toujours recontextualiser. Et aussi travailler sur le corps, sur une démarche qui ne soit pas forcément la leur. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la possibilité de responsabiliser ces trois jeunes filles, sur leur capacité à s’engager. Mais aussi sur la sensation, la fatigue, la musique… Bien sûr, il y a des choses qu’on peut prendre à ces comédiennes, mais pas tant que ça. Je ne crois pas beaucoup à la naïveté des comédiens qui seraient, soit possédés par un rôle malgré eux, soit manipulés par un démiurge. Je crois beaucoup à l’engagement de manière globale, ce qui n’empêche pas de donner des directions très précises. Surtout, j’ai vécu avec ces jeunes filles pendant plusieurs mois et il s’est développé entre nous une relation de dévotion mutuelle pour le film. »

T. J. : « Parlons maintenant de la musique qui relève d’un style qu’on pourrait qualifier d’électro-aquatique. »

C. S. : « Le compositeur de la musique est Para One. Nous nous sommes rencontrés à La fémis où il était aussi élève. Il est donc à la fois cinéaste et musicien. La grande chance c’est d’avoir pu collaborer ensemble de manière très étroite. Dès l’origine, je savais que ce serait lui qui ferait la musique. Il a commencé à la composer très tôt. Par conséquent, on a pu vraiment communiquer et le montage image a pu en être influencé. Le choix de la musique électro tient à son caractère puissamment cinématographique, parce qu’elle permet de créer un objet cohérent dans toute sa matière sonore. Ça aide vraiment à avoir une pensée globale du son du film, ça laisse beaucoup de liberté, ça permet de tenter beaucoup de choses. C’est une musique très narrative. Et en plus, elle se démocratise beaucoup. Elle est à la fois expérimentale et grand public. Le premier morceau du film est le plus strictement électro et le dernier est plus symphonique, plus cinéma, avec ce mélange de cordes et de synthés. Et ça raconte aussi l’évolution du film. Je n’ai jamais pensé la musique comme un commentaire. Il n’y a pas de système pour savoir où elle va intervenir. »

T. J. : « Comment aborde-t-on le tournage d’un long-métrage sans avoir jamais dirigé un plateau ? Pensez-vous que c’est un atout ou un handicap ? »

C. S. : « J’avais une connaissance du tournage assez rudimentaire. Mais tout de même, à La fémis, on a tous ce micro-apprentissage des métiers des uns et des autres. De plus, j’ai collaboré avec un réalisateur, Jean-Baptiste de Laubier (alias Para One), que j’avais rencontré dans le cadre de l’école et dont j’étais l’assistante-réalisateur, la scripte, la scénariste. J’avais donc un aperçu de ce qu’était la fabrication d’un film, même si je n’avais jamais été aux commandes. Cette virginité relative, je la considère comme un atout. Mes angoisses se sont avérées solubles dans l’action. Surtout, j’ai abordé chaque problème au moment où il se présentait et j’ai appris en permanence. Paradoxalement, cela m’a permis d’affirmer beaucoup de choses. J’étais dans l’action et c’était vraiment un privilège. Par ailleurs, je ne suis pas une cinéphile endurcie. La fiction m’intéresse de manière plus globale. Je suis aussi passionnée de télévision que de cinéma, de bande dessinée ou de littérature. Pour moi, le cinéma n’était pas un rêve d’enfant mais un rêve d’adulte. Je n’étais pas aux prises avec des fantasmes de tournage… Mes velléités de mise en scène étaient liées à l’objet. Ça m’a beaucoup aidé à être avant tout pragmatique. »


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Fiche technique
Scénario et réalisation : Céline Sciamma
Musique originale : Para One
Casting : Christel Baras et Laure Cochener
Image : Crystel Fournier
Son : Pierre André
Montage : Julien Lacheray
Mixage : Daniel Sobrino
1er assistante réalisation : Delphine Daull
Scripte : Roselyne Bellec
Coach : Véronique Ruggia
Décors : Gwendal Bescond
Régie : Maud Quiffet
Costumes : Marine Chauveau
Maquillage : Marie Luiset
Produit par : Jérôme Dopffer et Bénédicte Couvreur

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présentation réalisée avec l’aimable autorisation de

remerciements à
Carolyn Martin-Occelli et Marion Tharaud
logos & textes © www.hautetcourt.com
photos © Karine Lhemon

Publié dans PRÉSENTATIONS

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