• La vie d’artiste

Publié le par 67-cine.gi-2007













La vie d’artiste comédie de Marc Fitoussi









Avec :

Sandrine Kiberlain, Emilie Dequenne, Denis Podalydès, Valérie Benguigui, Marilyne Canto, Camille Japy, Grégoire Leprince-Ringuet, Magali Woch, Claire Maurier, Aure Atika, Jean-Pierre Kalfon, Maria Schneider, Jean-Marie Winling, Eric Savin, Stéphane Guillon, Solenn Jarniou, Jean-Noël Brouté, Francis Leplay, Alain Libolt, Thibault Vinçon, Lolita Chammah et Chantal Banlier

durée : 1h47
sortie le 5 septembre 2007




au cinéma


à partir du mercredi 5 septembre 2007

***

Synopsis
Alice rêve de se voir sur un écran de cinéma ou de brûler les planches. Mais pour l’instant, en guise de premier rôle, elle prête sa voix à Yoko Johnson, la courageuse détective d’un dessin animé japonais… Bertrand, qui tente d’achever son second roman, aspire à la consécration littéraire. En attendant, il enseigne le français dans un lycée, et n’est pas près de déc rocher les palmes académiques…
Quant à Cora, elle espère bouleverser le petit monde de la chanson française. D’ici là, il lui faut se contenter d’un modeste poste d’animatrice dans un bar karaoké…
Tous les trois sont bien décidés à parvenir à leurs fins. Et tant pis si les chemins de la gloire sont semés d’embûches…


***

Entretien avec Marc Fitoussi
Marc Fitoussi : « La vie d’artiste met en scène trois personnages engagés dans une discipline artistique, et taraudés par leur désir de reconnaissance. Je voulais que le ton en soit à la fois drôle et mélancolique. C’est pourquoi j’ai choisi ce titre ambivalent : la vie d’artiste, c’est à la fois la gloire, les paillettes, les salles combles, mais en même temps la vie de bohème, les difficultés quotidiennes, tout ce que décrit Léo Ferré dans sa chanson... D’ailleurs, le générique s’ouvre sur des auréoles colorées qui pourraient évoquer les grandes orgues de la célébrité, et qui s’avèrent n’être que des spots de karaoké. Le film oscille donc entre comédie et drame, et même la comédie revêt ici plusieurs formes : comédie de dialogues, de situations et de quiproquos, incursion dans le burlesque lorsque Cora est contrainte de porter ce costume d’hippopotame, comédie romantique également, à travers sa relation avec son voisin de palier. »

S. C. : « Vous avez choisi, pour votre premier long-métrage, de réaliser un film choral. Avez-vous cherché à vous inscrire dans un genre à la mode ? »

M. F. : « J ’espère que non. Dans La vie d’artiste, si les personnages se rencontrent, c’est d’une manière très furtive, qui tend à souligner leurs solitudes. Chacun poursuit sa trajectoire sans pouvoir agir sur la vie de l’autre. Et c’est précisément cela que je voulais mettre en scène : l’anonymat, la solitude. Alice, Bertrand et Cora pensent qu’ils ont des choses importantes à exprimer, et pourtant ils se heurtent à la banalité d’un quotidien dans lequel ils restent transparents. Et puis, un tel sujet est si vaste qu’il méritait d’être exploré sous différents angles. Le choix d’une intrigue à trois personnages permettait d’illustrer trois expériences singulières de l’aspiration au succès. Bien sûr, il y a des jeux d’échos entre les différents protagonistes. Tous les trois sont un peu comme de grands enfants égarés dans la vie réelle. Mais cet égarement prend des formes différentes de l’un à l’autre. Alice se débat avec l’arbitraire de la chance. Bertrand lutte avec l’inspiration et l’inquiétude de savoir s’il a du talent ou non. Cora est écartelée entre son exigence artistique et les sirènes du succès facile auquel le jeunisme ambiant semble la condamner. Le film choral me permettait donc de ne pas sombrer dans une représentation exclusive de la société du spectacle, si bien que ce format s’est imposé à moi comme une nécessité dramaturgique. »

S. C. : « Comment vous est venue l’idée de traiter la quête de la célébrité ? »

M. F. : « À vrai dire, ce scénario, je l’ai en tête depuis pas mal d’années. J’ai commencé à l’écrire à une époque où cette frénésie de starisation n’était pas tant à la mode. Il n’y avait pas encore le Loft, la Star Academy et toutes ces émissions de télé-réalité. Pourtant, à ce moment-là, j’avais déjà envie d’explorer les revers de la célébrité, d’évoquer les difficultés que rencontrent quotidiennement des artistes qui ne parviennent pas à se faire reconnaître. Je suppose qu’il y avait de ma part une forme de projection, puisque à cette époque je débutais dans le métier et que je n’avais aucune certitude quant à mon devenir artistique. »

S. C. : « Est-ce que l’évolution du discours médiatique, qui tend à nous faire croire que la célébrité est à la portée de tous, et que chacun peut devenir un artiste, a influencé l’écriture de votre scénario ? »

M. F. : « Sans aucun doute. Déjà, ça m’a confirmé dans l’envie que j’avais d’apporter une contre- voix à ce discours un peu trop euphorique et déréalisant. Je voulais d’abord montrer que les choses ne vont pas aussi vite qu’on veut bien nous le faire croire. Certains artistes consument leurs plus belles années dans une routine angoissante faite d’attente et de piétinement. Quand la lassitude s’installe, les heures s’écoulent lentement et les jours semblent se répéter. Alice n’a d’autre choix que de passer ses semaines à Nanterre pour doubler son manga, et de rentrer le soir dans un appartement désert où le téléphone ne sonne jamais. Bertrand, quant à lui, sacrifie la majeure partie de son temps à un métier pour lequel il ne se sent pas le feu sacré, et ne parvient pas à se consacrer autant qu’il le voudrait à l’écriture de son deuxième roman. Je voulais également montrer à quel point il est difficile de maintenir sa singularité dans une société où tout est formaté. Cette difficulté, c’est Cora qui l’incarne. Elle est habitée par une passion pour la chanson à texte, poétique et engagée, et refu se de devenir de la chair à canon médiatique pour une émission de prime time. Mais la pression de son entourage est énorme : ses parents l’ont inscrite à Stars !, et même sa copine Manu l’encourage à utiliser cette émission comme un tremplin. Sa culture est jugée passéiste et contestataire par les personnes qui lui sont le plus proche. Du coup, même si Cora refuse en bloc ce système, elle finit par accepter de passer l’audition pour laquelle elle a été présélectionnée. Il n’est pas si facile, de nos jours, d’échapper à ces machines à rêve… »

S. C. : « Vous employez un ton doux-amer pour mettre en scène des personnages qui ne sont pas toujours admirables. Avez-vous délibérément opté pour cette tonalité ambiguë ? »

M. F. : « Aujourd’hui, il faut aimer ostensiblement ses personnages, sans quoi on vous accuse de cruauté, de misanthropie, et que sais-je encore... C’est un peu le problème de la télé qui impose des critères tellement normatifs qu’ils en deviennent irréalistes. Les personnages correspondent à des standards purement fictionnels et, pour finir, assez abstraits : les bons, les méchants... Je pense que si l’émotion doit naître, elle sera d’autant plus forte qu’elle surgira de façon oblique. Après tout, qu’est-ce qui nous émeut le plus chez les gens que nous aimons : leurs bons sentiments ou leurs maladresses ? J’ai beaucoup d’indulgence pour les défauts de mes amis, parce que j’y devine leurs failles et leurs fragilités. Il en va de même pour mes personnages. Et puis, il me semble que le cinéma se doit d’épouser la diversité du réel, même dans le cadre plaisant et ludique d’une comédie. C’est pourquoi je trouve qu’il est plus respectueux pour le public d’investir son intelligence en lui laissant une marge d’interprétation, plutôt que de lui servir une intrigue toute cuite aux caractères univoques. »

S. C. : « De ce point de vue, Alice est particulièrement difficile à cerner. Bien qu’elle suscite la sympathie, elle ne se caractérise pas par sa noblesse morale. »

M. F. : « Il est vrai que son désir de trouver un vrai rôle semble relever davantage du caprice que d’une nécessité artistique. Mais en même temps, comment ne pas la comprendre ? Pendant qu’elle double un manga dans un no man’s land de banlieue, son collègue décroche un premier rôle pour le cinéma et Anabella, sa copine de conservatoire, croule sous les propositions. Alors elle se dit : pourquoi pas moi ? On peut toujours penser qu’elle est motivée par une aigreur narcissique qui n’a rien de noble. On peut aussi la voir comme une belle au bois dormant qui se réveille d’un long sommeil et retrouve le chemin de son désir. Après tout, elle se bat contre la résignation dans laquelle elle avait sombré. Il y a chez elle quelque chose de pathétique, parce que son combat semble perdu d’avance et qu’elle le sait très bien, même si elle se refuse à l’admettre. Sa vie est un peu à l’image de ses vêtements : elle se met en scène dans une certaine élégance, comme pour exhiber une superbe d’actrice et épater la galerie. Mais personne ne la regarde, sauf peut-être le serveur de la pizzeria où elle va déjeuner tous les midis. »


S. C. : « Elle a un côté peste assez marqué. »

M. F. : « À mes yeux, ce sont les pestes qui font les meilleurs personnages comiques. Avec Alice, j’ai choisi d’assumer la satire de ce genre de comédiennes tellement obnubilées par leur carrière qu’elles en deviennent complètement égocentriques. De fait, elle serine sa soeur avec ses problèmes d’agent, ne consent à revoir son ex que lorsqu’elle pense qu’il va l’engager dans son premier long métrage, oublie l’anniversaire de son neveu, puis lui fait un cadeau à côté de la plaque quand elle croit avoir enfin décroché un rôle... À bien des égards, elle se comporte comme une enfant gâtée qui oublie les privilèges dont elle jouit. Combien d’acteurs en galère rêveraient d’être grassement payés pour faire du doublage ? Alice néglige cet aspect des choses pour se vivre sur le mode du manque par rapport aux gens qu’elle côtoie et qu’elle ne peut s’empêcher d’envier. Mais c’est aussi une femme très seule qui mène sa vie comme elle peut. »

S. C. : « Comment Sandrine Kiberlain a-t-elle construit son personnage ? »

M. F. : « Sandrine m’a dit qu’en lisant le scénario, elle avait pensé à Judy Davis telle qu’on peut la voir dans certains films de Woody Allen. Et il est vrai que cette actrice apporte à ses personnages une démesure quasiment hystérique qui les rend déliceusement insupportables. Ce que je trouve admirable chez Sandrine, c’est qu’à la différence de beaucoup de comédiens, elle ne cherche pas à se faire aimer à travers ses rôles. Bien au contraire, elle a accepté de prendre à son compte les défauts d’Alice pour mieux servir la vérité du personnage. Par exemple, c’est elle qui a proposé de se montrer particulièrement arrogante avec le passant qu’elle aborde dans la rue afin qu’il lui demande un autographe. Et de fait, elle a une façon de le prendre de haut et de se faire mousser en faisant valoir qu’elle auditionne pour le cinéma qui pourrait la rendre odieuse. En même temps, son phrasé est d’une telle finesse qu’il fait tout passer. C’est un compliment qui peut paraître paradoxal, mais avec Sandrine, même la mesquinerie devient jubilatoire ! »

S. C. : « Pour autant, Alice sait aussi se montrer touchante… »

M. F. : « Oui. Et Sandrine a su lui apporter une grâce fragile. Je trouve que c’est particulièrement marquant dans la scène où Léa lui annonce qu’elle a été repérée par la plus grande directrice de casting de Paris. On sent Alice partagée entre un dépit jaloux et une tendresse indéfectible pour sa soeur. Le fait qu’elle retire l’étiquette que Léa a laissée sur son nouveau chemisier signale toute sa bienveillance. Malgré tout, elle ne peut pas s’empêcher de dire ça m’énerve quand même. Cet aveu furtif la rend désarmante de sincérité, et ça, c’est Sandrine qui l’a improvisé au moment du tournage. Par ailleurs, son jeu est d’une telle subtilité qu’il entretient constamment l’ambiguïté du personnage. Lorsque Alice échoue à se faire passer pour une fan de Bertrand dans la librairie, on peut hésiter entre plusieurs interprétations. Est-ce qu’elle cherche à lui jeter un sort pour se libérer des prophéties négatives de Jocelyne qui a condamné sa carrière à la malchance ? Peut-être, mais le regard désolé et le ton presque affectueux de Sandrine à ce moment-là expriment une forme de compassion. N’a-t-elle pas plutôt à coeur de libérer Bertrand d’une illusion inutile ? Après tout, elle est plus avancée que lui à ce stade de l’histoire : elle connaît le prix de l’échec et lui donne sa lucidité en partage. Il y a là une forme de générosité. De la même façon, la fin du film reste ouverte. Le sourire qui illumine son visage quand elle se fait acclamer par des fans de manga apporte-t-il la preuve qu’elle a appris à s’abandonner à un bonheur momentané, ou signe-t-il la défaite de ses idéaux ? »

S. C. : « Bertrand est un caractère très complexe, et vous tenez à travers lui des propos assez audacieux. »

M. F. : « C’est peut-être le personnage le plus sombre de mon film, mais aussi le plus tourmenté. Il est constamment travaillé par la question de savoir s’il est un vrai écrivain ou non. Et il est capable, dans une sorte de raptus, de donner le manuscrit d’un de ses élèves à la place du sien. Je crois qu’il entretient un rapport un peu magique, sinon superstitieux, à la littérature. Il espère que la publication de son roman va transformer sa vie en destin. Et pourtant, l’écriture fragmente sa vie sur un mode presque schizophrénique : Bertrand ne dort plus, néglige son enseignement, perd peu à peu l’affection de sa compagne. Son ambition littéraire apporte un élément d’hétérogénéité dans son existence alors qu’il en attendait une amélioration providentielle. Quand il donne le manuscrit de Frédéric à son éditeur, j’ai l’impression que c’est un peu à la manière d’un amant éconduit qui verserait un filtre dans le verre de sa bien-aimée. Il triche pour forcer le destin, mais ça ne marche pas. Ou indirectement, puisqu’il est assailli de remords et qu’il est amené à révéler la vérité à Solange. Dans cette scène où il apprend à renoncer, le renoncement apparaît comme une victoire. Bertrand est un personnage qui fait l’expérience de la manipulation et de la tromperie, mais aussi de l’expiation et du remords. Il y gagne beaucoup. Sa quête de la reconnaissance ne l’a peut-être pas mené là où il espérait, mais elle lui a apporté une forme d’ennoblissement moral par lequel il accède à un nouveau bonheur… Et peut-être sera-t-il plus à même de se mettre au service de ses élèves. À moins qu’il ne soit définitivement un mauvais prof ! Denis Podalydès s’est emparé de son rôle de façon très instinctive. Comme Sandrine, il s’est effacé derrière son personnage qu’il n’a pas cherché à rendre particulièrement séduisant. Il a très bien su restituer cet avachissement qui résulte d’un quotidien vécu de mauvaise grâce. Et il a réussi à faire osciller Bertrand entre les abîmes de la mélancolie et les vertiges de la mauvaise conscience. Mais Denis n’en a pas pour autant oublié d’être drôle : il a prêté son expressivité comique à l’ironie et à la roublardise de Bertrand… »

S. C. : « Cora se distingue un peu d’Alice et de Bertrand… »

M. F. : « Elle a l’avenir pour elle, quand Alice et Bertrand savent que le temps commence à jouer contre eux. Elle est encore très jeune, elle a des ressources inépuisables d’espérance. Pourtant la vie ne lui a pas fait de cadeaux : son premier amoureux s’est suicidé, elle a dû arrêter les cours de chant faute d’argent... Ce que je trouve beau avec Cora, c’est qu’elle est capable de balayer toutes les gravités dans un éclat de rire. Même si elle traverse les pires galères, elle trouvera toujours le moyen d’en plaisanter le lendemain avec Manu. Leur amitié est restée très adolescente, à la fois fusionnelle et conflictuelle. Et comme les adolescents, Cora ne voit aucune raison de transiger avec le réel ou de renoncer à ses idéaux. Avec elle, la gaieté reprend toujours ses droits. À la différence de Cora, Émilie Dequenne est une jeune fille parfaitement ancrée dans son temps. Mais je crois qu’elle avait envie de s’éprouver à cette transformation-là. Elle s’est fiée à moi pour qu’on invente ensemble son personnage. Et elle a eu besoin parfois, par souci de naturel, de modifier certaines répliques. C’est comme ça qu’elle est parvenue à un degré de spontanéité que je trouve assez stupéfiant. Je pense notamment à la scène dans le café où elle raconte son histoire à Joseph Costals. Ou encore au moment où elle découvre la musique immonde qu’il lui a écrite : sans appuyer ses effets, elle parvient à exprimer une violente désillusion. Et puis elle a parfois des regards implacables, comme lorsqu’elle toise la directrice de casting de Stars ! pour lui signifier son mépris. »

S. C. : « Pensez-vous qu’Alice, Bertrand et Cora sont de vrais artistes ? »

M. F. : « J’ai fait le choix de ne pas me prononcer là-dessus. Je trouvais plus intéressant de maintenir une ambiguïté. Rien ne permet de savoir si Alice est une grande comédienne. Certes, elle s’est pliée au doublage d’un manga pour gagner sa vie, et a même accepté de tourner une publicité pour un appareil à raclette, ce qui ne témoigne pas d’une grande exigence artistique ! Mais cela ne préjuge en rien de son talent. La seule occasion qu’elle a d’exprimer ses capacités dramatiques, c’est lorsqu’elle aborde Bertrand dans la librairie pour lui demander une dédicace. Or, elle n’y parvient pas. Est-ce l’indice qu’elle n’est pas une bonne comédienne ? Peut-être, mais en même temps, ce n’est pas la même chose de jouer un rôle sur une scène de théâtre ou sur un plateau de cinéma, que de s’improviser fan d’un écrivain dont elle ignore jusqu’au nom. Pour ce qui est de Bertrand, rien ne permet de statuer sur son talent. Son éditeur croit en lui, de même que le libraire qui organise en son honneur cette séance de dédicace. Mais lorsqu’il donne à lire son propre texte à ses élèves, ils s’accordent tous à dire que c’est nul. Et puis il traverse de nombreux moments de crise où il ne trouve pas l’inspiration. Quant à Cora, si on l’entend chanter, c’est dans le cadre d’un karaoké, qui n’est pas le lieu le plus flatteur pour faire valoir ses talents ! Certains trouveront qu’elle a une belle voix, d’autres qu’elle ne se distingue pas tellement des midinettes qu’elle abomine. Ce flou me plaisait, parce qu’un artiste fait rarement l’unanimité. Et aussi parce qu’il y a un monde entre les aspirations affichées des gens et leur talent effectif. »


S. C. : « On a l’impression que la quête de vos personnages les amène involontairement à dramatiser leur quotidien, à le faire basculer dans la fiction. »

M. F. : « Cela tient précisément au fait qu’ils se disent artistes. Un écrivain, une chanteuse ou une actrice a besoin de quelque chose de plus dans la vie. Il cherche à transgresser les bornes du réel pour imposer sa vision. Alice, Bertrand et Cora ne parviennent pas à s’exprimer dans leur art, aussi transposent leur créativité dans la vie de tous les jours. À défaut de jouer professionnellement, Alice devient l’actrice de ses propres désirs. Elle est peut-être plus comédienne quand elle demande à ce jeune homme de lui réclamer un autographe qu’elle ne le serait dans le rôle un peu désuet que tient Annabella au théâtre. Bertrand devient à son insu le héros d’un roman qu’il n’écrira jamais en volant le manuscrit de Frédéric qui s’avère n’être qu’un faux. Cora se la joue tragédienne de la chanson sur une scène de karaoké après avoir arraché le micro des mains d’une cliente qui massacrait Léo Ferré. Leur folie douce les amène à se démarquer presque imperceptiblement du quotidien. Cela dit, la quotidienneté la plus banale ne manque pas de romanesque non plus. Je crois que c’est Barthes qui disait que la vérité emprunte toujours les structures de la fiction. Et vous avouerez que quand on voit un hippopotame en peluche distribuer des prospectus sur un bout de trottoir, la vie paraît encore moins vraisemblable qu’un film de Bunuel ! Je me suis aussi rendu, pour les besoins de la scène finale, à une vraie convention de manga. J’ai eu l’impression d’être parachuté dans la quatrième dimension, et pourtant, il paraît que j’étais encore dans le monde réel. »

S. C. : « Chaque protagoniste semble avoir une façon de parler qui lui est propre. Je pense notamment aux personnages joués par Stéphane Guillon ou Grégoire Leprince-Ringuet. »

M. F. : « Le langage des personnages est une ressource très expressive pour raconter quelque chose de leur histoire que le film n’a pas le temps de développer. Le fait que le nouvel acteur de doublage utilise des expressions comme on peut envoyer la purée ou j’suis pas un chacal esquisse une personnalité assez fade et vulgaire. Et puis, je trouvais amusant qu’il déborde d’enthousiasme et d’emphase à propos d’un job dont Alice et Bénédicte sont complètement blasées. Quant à Frédéric Brainville, il est complètement décalé par rapport aux autres adolescents, parce qu’il vit dans l’univers confiné de sa grand-mère depuis la mort de ses parents. Cela ne pouvait que resurgir sur son langage. Sa façon de parler ressemble un peu à celle de Bertrand. Est-ce un indice de ce qu’ils sont faits pour s’entendre, ou de ce que Frédéric a fait de Bertrand un modèle identitaire qu’il cherche à copier ? Les langages sont riches de potentialités dramatiques. »

S. C. : « Dans leurs solitudes, Alice, Bertrand et Cora sont souvent confrontés à des personnages secondaires. Or, chacun de ces personnages dessine une vraie trajectoire, au point qu’on pourrait les croire échappés d’un autre film dont ils seraient les caractères principaux. »

M. F. : « Quand on fait un film, on essaie de recréer le monde tel que nous le percevons. Or, dans la vie réelle, nous passons notre temps à croiser des êtres auxquels nous prêtons à peine attention. Et c’est aussi cela, la solitude urbaine : ces flux d’anonymat et d’indifférence. Tous ces individus qui existent et que nous confondons pourtant dans la masse indivise des gens. Or, chacun de ces individus a son histoire, que nous pouvons essayer de deviner, si nous nous montrons attentifs et sensibles. Il en va de même avec les seconds rôles . Ils apportent une vérité à la représentation du quotidien. Et puis, qui sait ? peut- être sont-ils eux-mêmes des héros entravés. Regardez Bénédicte, la directrice de plateau avec laquelle travaille Alice : silencieuse comme elle l’est tout au long du film, elle aurait pu n’être qu’une figurante. Pourtant, quand elle explose dans la pizzeria, elle se révèle une metteuse en scène frustrée qui n’en peut plus de ravaler sa passion. Elle incarne l’expérience limite de la frustration artistique à laquelle Alice entend échapper. Pour moi, les personnages secondaires sont aussi importants que les premiers rôles. C’est pourquoi je tiens à choisir les comédiens qui les incarneront, au même titre que les acteurs principaux, sans avoir recours à un directeur de casting. Pour que la collaboration soit fructueuse, il me semble indispensable de les rencontrer, de parler avec eux de leur rôle, et de leur faire tourner des bouts d’essai afin d’ajuster mon écriture à leur singularité. Mon imaginaire se déploie très souvent à partir des acteurs. J’ai besoin de rêver à eux, de les désirer. Et eux-mêmes ont besoin de se sentir désirés pour être en confiance dès le premier jour de tournage. Le cinéma est avant tout une affaire de désir. »

S. C. : « Une affaire de désir, mais aussi de fidélité si l’on en juge par la présence récurrente de certains acteurs dans vos différents films. »

M. F. : « C’est vrai. J’aime l’idée de constituer une troupe, une famille de cinéma. Quand on choisit un acteur pour incarner un rôle et qu’il vous donne tout ce que vous espériez, et même plus, c’est tellement beau qu’on a envie que ça recommence. Et puis j’ai beaucoup de gratitude pour les comédiens qui ont accepté de jouer dans les conditions économiques souvent précaires d’un court ou d’un moyen- métrage : Marilyne Canto, Claire Maurier, Chantal Banlier, Aure Atika, Camille Japy, Solenn Jarniou, Stéphane Guillon ou Francis Leplay ont participé à Sachez chasser, Illustre inconnue ou Bonbon au poivre pour des raisons purement artistiques… Cela témoigne de leur part d’un engagement que je ne suis pas près d’oublier. Mais cet engagement ne se limite pas à la sphère des acteurs. Mon équipe technique est également constituée de personnes qui m’ont fait confiance, et à qui je suis resté fidèle. Je pense notamment à Pénélope Pourriat et Serge Turquier, respectivement chef–opératrice et monteur de ce film et aussi de tous mes courts. »

S. C. : « Comment avez-vous envisagé la mise en scène de ce film ? »

M. F. : « La principale difficulté du film était d’entremêler ces trois histoires sans donner l’impression qu’il s’agissait de trois courts- métrages réunis. Je voulais que ces trois parcours aient la même identité visuelle, et surtout la même énergie afin que les scènes puissent facilement s’enchaîner et que le spectateur n’ait aucune difficulté à passer d’un personnage à un autre. C’est grâce à cette fluidité et ce rythme que les histoires pouvaient se faire écho et se répondre. En outre, le découpage très préparé me permettait, au moment du tournage, de me consacrer plus longuement aux acteurs, et d’envisager avec eux toutes les possibilités de jeu. La musique a aussi beaucoup contribué à harmoniser ces trois récits. Je la voulais très présente et surtout très assumée, car je n’aime pas les films où la musique semble s’excuser d’être là, et ne s’ajouter que pour combler certains silences. Tim Gane et Sean O’Hagan, musiciens respectifs de Stereolab et des High Llamas, deux groupes que j’affectionne particulièrement, ont créé une bande originale qui puise son inspiration dans l’âge d’or de la musique de film. On y devine les influences de Francis Lai, Philippe Sarde, John Barry mais aussi Vladimir Cosma. Bizarrement, cette touche un peu désuète contribue à la modernité du film. Sans doute parce que tous ces compositeurs sont aujourd’hui encore en avance sur leur temps. Et parce qu’il y avait dans leurs partitions une vraie proposition de cinéma. J’aime assez réinventer le scénario lorsqu’il s’agit de le mettre en scène. Pour moi, le découpage est une deuxième phase d’écriture. Une séquence qui semble parfaitement fonctionner à la lecture du scénario - parce qu’elle repose par exemple sur un dialogue efficace - ne fait pas forcément une bonne scène de cinéma. Il faut alors trouver des idées, complexifier les choses pour ne pas se limiter à filmer deux personnages en train de parler. La séquence entre Cora et Joseph Costals dans le café où ils font enfin connaissance en est un bon exemple. Sur papier, il s’agissait d’une scène à deux, assez bavarde et informative. Au moment du découpage, j’ai choisi de faire intervenir le personnage de Maria Schneider qui n’a pourtant rien à faire là. Elle accompagne son époux, se contente de dessiner… Pourtant, quand elle pose sur Cora un regard assassin ou rature rageusement le portrait qu’elle fait de cette dernière, elle dynamite la scène en instaurant un malaise : elle devient l’élément perturbateur, le grain de sable qui vient tout enrayer. »

S. C. : « Cette réinvention du scénario ne passe-t-elle pas également par le soin que vous semblez accorder aux détails ? »

M. F. : « En effet. Dans un film, tout fait sens, tout est expressif, à commencer par les à-côtés d’une histoire. Certains détails à première vue anodins peuvent s’avérer d’une grande efficacité dramatique. Je pense notamment à la scène où Alice essaie de convaincre Jocelyne de lui trouver un rôle. Le fait que Claire Maurier soit obnubilée par ce perroquet en porcelaine qu’un client vient de lui faire livrer par coursier dresse le portrait d’une femme mondaine et dissipée, qui se soucie peu des acteurs qu’elle représente. De même, la responsable de l’Hippopotamus qu’incarne Aure Atika paraît d’autant plus dévouée à son travail qu ’elle est crispée sur une carte de desserts mal présentée. En fait, c’est souvent l’insignifiance apparente du quotidien qui revêt la plus grande signification, et qui contribue à un effet de réel au sein de la fiction… »

S. C. : « Est-ce à dire que vous privilégiez dans votre mise en scène une certaine discrétion ? »

M. F. : « Je n’aime pas qu’un film cherche à en mettre plein la vue. Je préfère une mise en scène discrète et pudique qui n’exhibe pas ses effets. Je trouverais un peu prétentieux d’afficher trop frontalement certaines options de réalisation. Par exemple, faut-il vraiment s’apercevoir que Bertrand et Solange ne cessent, durant tout le film, de se croiser, de s’éviter et de se poursuivre ? Ma chef-op et moi avons en effet travaillé sur la circulation des corps pour mieux signifier la fracture de ce couple qui ne parvient jamais à se réconcilier. Il s’engage entre eux une sorte de jeu du chat et de la souris qui fait du lit conjugal un espace constamment délaissé. Cette idée de séparation permanente atteint son paroxysme lors d’un plan - qui ressemble d’ailleurs à un split–screen - où chacun est isolé, voire retranché dans une pièce différente. Ce plan intervient juste avant la confession de Bertrand qui va permettre au couple de se retrouver. Le lit devient alors le lieu des retrouvailles, l’épicentre d’un avenir plus radieux. Pour autant, je suis content qu’une telle construction n’apparaisse pas ostensiblement à l’image. Une mise en scène me semble d’autant plus subtile qu’elle est invisible. »

S. C. : « Vous semblez avoir une véritable foi dans la comédie... »

M. F. : « Je ne peux pas m’empêcher d’aborder l’existence sous son aspect ludique. Ce n’est pas pour autant que je m’aveugle sur le monde. La vie, telle que nous la menons dans nos sociétés occidentales, me semble à la fois tragique et comique. Et c’est une chance dont je mesure le prix que de pouvoir vivre une certaine légèreté, et de garder un oeil ouvert sur ce qu’il y a de plaisamment dérisoire dans notre quotidien. Bien sûr, j’ai conscience qu’il est plus noble aujourd’hui de réaliser un drame social que de chercher à faire rire. Mais la comédie n’élude pas nécessairement la gravité. Et l’engagement existentiel dont relève le cinéma s’exprime aussi par l’humour. Pour moi, l’humour est une forme de courage, une hygiène de vie qui permet de ne pas sombrer dans la désespérance. L’existence a beau nous meurtrir, on a toujours le choix de ne pas se laisser vaincre. C’est le message que j’essaie d’insuffler dans mon cinéma. Mais peut-être est-ce un peu trop sérieux de l’affirmer ainsi… »

S. C. : « La vie d’artiste apparaît en effet comme une comédie constamment rattrapée par le drame... »

M. F. : « Oui, c’est vrai. Mais je garde un léger complexe vis-à-vis du drame. Je crains toujours de verser dans le misérabilisme. Il y a sans doute là-dedans une forme de pudeur qui m’est très personnelle. Oui, c’est ça... Je crois que pour moi, la comédie est la forme pudique du drame. »


***

Fiche technique
Réalisation : Marc Fitoussi
Scénario et dialogues : Marc Fitoussi
Premier assistant réalisateur : Jean-Luc Roze
Image : Pénélope Pourriat
Montage : Serge Turquier
Son : Olivier le Vacon et Benjamin Laurent
Mixage : Emmanuel Croset
Musique originale : Tim Gane et Sean O’Hagan
Décors : Emmanuel de Chauvigny
Costumes : Anne Schotte
Maquillage : Michelle Constantinides
Coiffure : Catherine Crassac
Direction de production : Christophe Jeauffroy
Direction de post-production : Christina Crassaris
Produit par : Carole Scotta, Caroline Benjo, Barbara Letellier et Simon Arnal
Une coproduction : Haut et Court-France 2 Cinéma
Avec la participation de : Canal +, TPS Star et du Centre National de la Cinématographie
En association avec : les Soficas Banque Populaire Images 7, Poste Images et Soficinéma 3
Avec le soutien de : la Région Ile-de-France et du Programme Media de l’Union Européenne
Édition vidéo : France Télévisions Distribution
Ventes internationales : Films Distribution
Bande originale disponible chez Too Pure

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présentation réalisée avec l’aimable autorisation de

remerciements à
Carolyn Martin-Occelli et Marion Tharaud
logos et textes © www.hautetcourt.com
© photos Djamel Dine-Zitout

Publié dans PRÉSENTATIONS

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