12h08 à lest de Bucarest
12h08 à l’est de Bucarest comédie dramatique de Corneliu Porumboiu
avec :
Mircea Andreescu, Teo Corban et Ion Sapdaru
durée : 1h29
sortie le 10 janvier 2007
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Synopsis
Tout le pays a regardé en live à la télévision les foules en colère forçant le dictateur
roumain Ceausescu à quitter Bucarest en hélicoptère.
Dans une ville paisible à l’est de la capitale, seize ans après ce jour historique, le propriétaire d’une chaîne de télévision locale demande à deux invités de partager leurs instants de gloire révolutionnaire. Le premier est un vieux retraité, Père Noël à ses heures ; l’autre, un professeur d’histoire qui vient de dépenser tout son salaire pour éponger ses dettes de boisson. Ensemble, ils vont se remémorer le jour où ils ont envahi la mairie en criant : « À bas Ceausescu ! » Mais les téléspectateurs, qui interviennent au téléphone, réfutent les prétendus faits glorieux de ces héros : peut-être étaient-ils en train de se saouler au bar ou de préparer Noël, plutôt que de jouer les rebelles dans les rues ?
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Interview avec Corneliu Porumboiu
- : « Comment vous est venue l’idée de faire un film sur la révolution roumaine de 1989, mais dont l’action se situe de nos jours ? »
Corneliu Porumboiu : « J’ai vu un débat télévisé il y a de cela cinq ans, dans ma ville natale de Vaslui, dans l’est de la Roumanie. La question du jour était : y a-t-il eu ou non une révolution dans notre ville ? Trois personnes se disputaient pour savoir comment les événements se déroulèrent à l’époque. Ce sujet me trottait dans la tête depuis cinq ans. Et puis en mai de l’année dernière, j’ai terminé un scénario sur lequel je travaillais depuis deux ans et dont je n’étais pas encore satisfait. C’est pourquoi j’ai commencé à écrire 12:08 À l’est de Bucarest, en m’inspirant des trois personnages que j’avais vus à la télévision. C’était une sorte de thérapie pour m’éloigner de l’autre scénario. A ma grande surprise, je l’ai fini au bout d’un mois. J’étais tellement content que j’ai décidé de commencer à le tourner le plus vite possible. »
- : « Où étiez-vous au moment de l’effondrement du régime communiste ? »
C. P. : « J’avais quatorze ans à l’époque et je m’en souviens très bien. Le jour où le régime est tombé, je jouais au ping-pong dehors pendant que mes parents étaient scotchés au poste. Je suis rentré dans la maison juste après le moment crucial dépeint dans mon film, parce qu’à midi huit, là où nous vivions, tout le monde regardait en direct la fuite de Ceausescu. »
- : « Pourquoi un jeune réalisateur comme vous s’intéresse-t-il à ce moment historique ? »
C. P. : « La révolution m’a marqué très profondément. À cette époque, je pensais que j’allais travailler en usine. La révolution a complètement bouleversé mes projets, comme ce fut le cas pour d’autres Roumains. Le programme télé qui a inspiré le film nous apprenait que la révolution du 22 décembre 1989 ne s’était pas étendue jusqu’à ma ville, Vaslui. Les gens n’étaient sortis dans les rues qu’après la nouvelle des événements de Bucarest. Tout d’un coup, ils se rendaient compte qu’il s’agissait d’un véritable cataclysme. Cela dit, il n’y a rien d’autobiographique dans ce film. »
- : « Comment vous situez-vous par rapport à vos personnages qui sont en conflit avec leur passé ? »
C. P. : « Je suis comme le personnage du jeune caméraman qui filme le débat révolutionnaire. Comme il veut y participer, il essaie de donner son point de vue par le cadrage et en faisant preuve d’innovation : il filme les témoins en gros plans, zooms, se rapproche d’eux pour capter quelque chose de leur sincérité. Comme lui, je voulais m’impliquer directement dans le film à la première personne. »
- : « Votre film joue-t-il sur le pouvoir de la télévision ? »
C. P. : « Non, j’ai essayé de me concentrer sur mes trois personnages – le présentateur, le professeur, le vieil homme et leur souvenir de la révolution. J’ai voulu multiplier les points de vue sur cet évènement. Ainsi, pendant l’émission, de nombreux téléspectateurs appellent pour donner leur propre version des faits. Leur débat sur les détails les plus insignifiants de ce jour historique du 22 décembre 1989 est à la fois drôle et désespéré. Parce que ces gens parlent d’un évènement qui a changé leur vie tout en s’interrogeant sur son existence réelle dans leur ville. »
- : « Jouent-ils le rôle du choeur dans une comédie humaine ? »
C. P. : « Oui, car j’avais peur de me perdre dans les généralités d’un sujet aussi vaste. Je voulais montrer les différents points de vue sur des événements qui relèvent de souvenirs très personnels. Quand les gens parlent de la révolution à la télévision locale, ils ne prennent pas en compte l’Histoire, mais reviennent très vite à leur expérience individuelle. Et là, je montre que dans de petites communautés comme celle-là, la notion de héros n’a pas cours. »
- : « Vous moquez-vous de leur prétention à devenir des héros ? »
C. P. : « Personne dans le film ne pourrait jamais croire qu’un ivrogne puisse être un héros historique. Dans une petite ville comme celle-là, les gens vivent côte à côte chaque jour : ils savent exactement d’où vous venez, du coup, à leurs yeux, il ne peut rien y avoir d’héroïque dans votre vie. Pour changer cette mentalité, le journaliste de télévision, par exemple, veut créer un personnage plus vrai que nature. C’est bien connu. Ce type rêve qu’on lui érige un jour une statue ! Il a créé sa chaîne de télévision parce qu’il veut faire des choses importantes, il veut s’attaquer à l’histoire. »
- : « Est-il plus facile de choisir des sujets comme la chute du régime communiste et les changements sociaux seize ans plus tard ? »
C. P. : « Je vois un énorme fossé dans l’histoire de mon pays, entre l’avant et l’après-révolution. Je ne prétends pas raconter la révolution dans mon film, mais j’essaie de montrer ce qui s’est passé dans les seize années suivantes. C’est pourquoi je me suis tant attaché aux vies de mes trois personnages. J’observe ce que cette révolution est devenue après ces seize années et comment la vision de cette révolution a été transformée par chacun des protagonistes. J’ai aussi le sentiment que les grands espoirs et tous les désirs suscités par la révolution ont été, pour la plupart, déçus. Dans l’ensemble, les gens n’étaient pas prêts pour les changements qui ont eu lieu. »
- : « Un ingénieur qui devient journaliste, un agent de la Sécurité qui se transforme en directeur d’usine... Comment voyez-vous les changements dans la vie de vos personnages ? »
C. P. : « Dans mon film, je ne stigmatise pas le type de la Sécurité, qui travaille tous les jours et a sa propre version de l’Histoire. Contrairement à lui, beaucoup de gens n’ont pas été capables de tirer profit des changements dans la société depuis la révolution. Prenez le professeur d’histoire : il s’accroche à son passé sans aller de l’avant, il ne travaille pas et refuse de changer quoi ce soit dans sa vie. »
- : « Est-ce que vos personnages restent touchants parce que vous n’essayez pas de cacher leurs faiblesses ? »
C. P. : « Je voulais être aussi honnête que possible, sans recourir au moindre artifice et sans dépendre d’une structure toute faite ni suivre les conventions dramatiques que l’on enseigne dans les écoles de cinéma. Comme je m’inspirais de cette émission de télévision et de ses trois personnages, je voulais rester très réaliste. Le film devait être aussi proche que possible de ma vision des choses et de mes sentiments. Ce n’est pas un film manichéen. J’aime mes personnages pour leur humanité. Ils montrent leurs faiblesses, personne n’est parfait. »
- : « La mise en scène de l’exécution de Ceausescu a été un choc, une nouvelle forme de réalité montrée à la télévision. Est-ce en partie pourquoi la télévision joue un rôle si central dans votre film ? »
C. P. : « Je crois que notre révolution a été la première à être diffusée en direct dans le monde entier. En 1989, nous avions très peu d’informations sur ce qui se passait à Berlin, à Prague et dans le reste de l’Europe de l’Est. Tout ce que nous savions venait de la radio américaine Free Europe. Il n’y avait que quelques rumeurs sur les évènements d’Europe et sur ce qui s’y passait et qui allait bientôt gagner la Roumanie. »
- : « Pensez-vous que, sans la télévision, cet esprit révolutionnaire aurait pu s’emparer de la Roumanie ? »
C. P. : « Qui sait ? Habituellement, l’histoire se crée dans les grandes villes, mais le programme de télévision dans mon film montre combien les habitants des petites villes aimeraient également avoir leur rôle dans l’Histoire, même si rien d’important historiquement n’arrive jamais là où ils sont. La télévision fonctionne comme un catalyseur. Je me rappelle encore le moment où Ceausescu s’est enfui. Ma ville tout entière est descendue dans la rue. »
- : « Pourquoi vos personnages défendent-ils leurs vérités avec une telle véhémence ? »
C. P. : « Je ne crois pas à une seule vérité historique. C’est là le fondement de tout le film. Je me retrouve dans chacun de mes personnages, mais à chacun sa vérité... Ce qui reste par-dessus tout d’une révolution, au-delà des symboles et des images de ses leaders, ce sont les souvenirs contradictoires des gens comme mes personnages. J’ai pensé au Rashomon d’Akira Kurosawa : comment changeons-nous la réalité dont nous voulons nous souvenir. Dans mon film, les personnages ne mentent pas comme ils le font chez Kurosawa, mais, quand ils veulent se souvenir de ce qui a eu lieu seize ans auparavant, ils commencent à transformer la réalité. Tout le monde a ses propres souvenirs et points de vue. Où est la vérité ? Je montre les différents choix : les gens oubliant si vite, leur mémoire obscurcit les faits et change la réalité. »
- : « D’où vient ce sens de l’humour qui joue avec les paradoxes, l’absurde et le fatalisme ? »
C. P. : « Cet humour est le fil conducteur de mes films. C’est probablement lié à l’idée d’un certain fatalisme dans la vie. Pendant que je vous parle, à cet instant précis, je suis en train de regarder une pub pour de la bière. Et j’irai en boire une après notre conversation. Nous, les Roumains, nous avons, d’une certaine façon, inventé l’absurdité, ou du moins nous en avons fait un art. Mais je n’ai aucune méthode à vous proposer. L’humour me dépasse. Il vient probablement de ma ville natale et de la mentalité des gens de cette région. »
- : « Comment travaillez-vous ? Vous laissez-vous une marge de manoeuvre pour les imprévus ? »
C. P. : « Je travaille avec la même équipe depuis quelques années, ce qui facilite grandement les choses. Je passe beaucoup de temps avec mes acteurs. Je change très peu de choses sur le plateau. Il m’arrive, par exemple, d’essayer un placement de caméra différent... c’est un élément clef pour moi. Chaque seconde de film et chaque centimètre de pellicule doivent être justifiés et avoir un sens. Chaque personnage doit avoir sa propre gestuelle. J’attends de mes personnages qu’ils s’oublient afin de mieux entrer dans leur rôle. Nous avons beaucoup répété avant de commencer à tourner – ce qui m’a aidé à saisir les personnages dans leur essence. Quand ça marche, je les suis partout et je suis même prêt à changer leur dialogue. D’un autre côté, quand ça ne marche pas, je rêve d’être à même de travailler avec eux comme Robert Bresson [Rires.] »
- : « Est-ce par souci de réalisme que vous filmez la vie de vos personnages en caméra fixe ? »
C. P. : « Oui, tous mes films s’inspirent de faits réels, mais le cinéma réaliste est un voeu pieux, c’est irréalisable. C’est pourquoi je crée ma propre réalité. Ainsi, j’ai filmé l’émission sur la révolution en temps réel, mais à ma façon. Je suis pareil au jeune caméraman du film qui veut déposer son empreinte sur tout ce qu’il fait. Je prends des situations réelles pour les transformer. Pour ce film, j’ai décidé de rester en caméra fixe pour laisser du temps aux personnages. Contrairement aux jeunes gens de mes courts-métrages qui étaient de mon âge, les personnages de 12 :08 À l’est de Bucarest ne l’étaient pas. Il me fallait encore apprendre à les connaître. »
- : « ... Et c’est de là que vient la distance ? »
C. P. : « Oui. En ne bougeant pas la caméra, je voulais que leur mode de vie s’exprime librement. Je ne voulais pas faire de coupes, mais au contraire laisser les scènes respirer. Le temps est extrêmement important dans ce film : c’est seize ans après la révolution... J’ai essayé de montrer comment la vie dans une petite ville engendre une certaine façon d’être. »
- : « D’où vient l’atmosphère dans vos longues prises de vue ? Quelles sont vos influences ? »
C. P. : « J’aime beaucoup les premiers films de Jim Jarmusch, même si je ne pense pas vraiment à lui quand je filme. Cependant, on trouve effectivement des échos de son style dans mon film, qui ressemble à un documentaire réaliste. Quand j’écris un scénario, je pense tout d’abord à saisir l’esprit de l’histoire. C’est à partir de là que je commence à écrire en tant que réalisateur. Down by law a probablement inspiré la structure quelque peu étrange de mon histoire : dans la première partie, on suit chaque personnage, puis on les trouve réunis dans un talk show. Esthétiquement, j’ai été inspiré par l’esprit de Vermeer. Il n’y a pas d’action dans ses oeuvres, mais je voulais capter quelque chose de sa façon d’être et de vivre. »
- : « Un nouveau cinéma roumain est en train d’émerger dans les festivals internationaux, mais les réalisateurs tels que vous sont-ils obligés de produire leurs films ? »
C. P. : « Non, ce film est un cas particulier, parce que j’ai écrit le scénario en juin 2005 et je désirais commencer le tournage immédiatement sans attendre la décision de la commission gouvernementale responsable des subventions pour la Roumanie. Nous avons tourné en décembre 2005. Le film a été relativement simple à produire. Je travaille avec un groupe d’amis, et beaucoup de gens m’ont aidé. C’est nettement moins cher de faire un film en Roumanie qu’en France ou en Allemagne. Je dois encore trouver un producteur roumain qui soutiendra mes idées. Aussi dois-je me produire moi-même pour pouvoir suivre de bout en bout l’histoire que je veux raconter. J’ai même investi une partie de mon argent dans le film. Je ne veux avoir de comptes à rendre à personne. »
- : « Quels sont les principaux obstacles à la création de films en Roumanie ? »
C. P. : « Comme dans n’importe quel pays, le plus gros obstacle à la création d’un film est le réalisateur lui-même (Rires.) »
- : « D’après votre collègue Cristi Puiu (La mort de Dante Lazarescu), il n’y a pas de nouvelle vague roumaine, juste des réalisateurs désespérés... »
C. P. : « [Rires.] Il a tout à fait raison. »
- : « Comment travaillez-vous sur le plateau ? »
C. P. : « Mes films s’inspirent d’histoires vraies et des gens que je connais et que j’aime. J’adore tourner, même si je dois lutter en permanence contre mon propre chaos. Quand je sens la concentration de mes acteurs en répétition, c’est alors que je commence à voir le film comme un tout. Même s’il y a de nombreux problèmes que je n’ai pas résolus en pré-production – le premier jour du tournage, tout devient clair. C’est pendant que je tourne que les meilleures idées me viennent. C’est une drogue qui me donne du plaisir et encourage ma création. Une fois que j’ai capturé l’esprit particulier d’une histoire, là, je tiens mon film, sinon... »
- : « Vos films sont-ils engagés socialement ? »
C. P. : « Je raconte mes histoires au présent, et j’espère que mes films montrent une partie de la société roumaine d’aujourd’hui. J’essaie de faire des films sur la vérité d’un personnage et de ne pas imposer de discours politique. Même si le point de départ est un fait historique, comme l’interdiction de l’avortement sous Ceausescu dans mon moyen métrage Livius Dream, je raconte avant tout une histoire – celle d’un jeune garçon, de ses désirs et de sa vérité. Je ne souhaite pas faire de documentaires ou de commentaires sociaux... Je m’efforce toujours de mettre les personnages au centre de mes films. J’ai peur d’émettre des jugements moraux, de balancer des trucs à la face des gens... pour moi, c’est le contraire de ce qu’est le cinéma. Aujourd’hui, la Roumanie est encore en convalescence. Le communisme ne se souciait pas du tout de l’individu. Face à l’État, l’être humain n’avait aucune importance... Mais, dans une certaine mesure, je lutte contre ces dogmes par la nature même des histoires que je choisis. »
- : « Est-ce que ne pas juger est votre réponse à l’esprit de l’ère communiste sous Ceausescu ? »
C. P. : « Absolument. À l’époque, les films devaient proposer un message, un jugement ou une morale... Il me semble plus important de montrer les personnages et leur destin... Je suis tout sauf un juge ! »
- : « La fin de votre film évoque la neige avec un mélange de poésie et de nostalgie... »
C. P. : « Oui, mais mes personnages ne regrettent pas l’ère communiste. Ils sont nostalgiques de ces journées révolutionnaires mémorables, quand tout semblait possible. La révolution était comme une renaissance. Mais les gens voyaient les choses en noir et blanc. Ils pensaient qu’ils vivraient comme aux États-Unis ; le rêve américain était devenu leur principal objectif. »
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Fiche technique
Scénario : Corneliu Porumboiu
Photographie : Marius Panduru
Son : Alex Dragomir et Sebastian Zsemlye
Décors : Daniel Raduta
Montage : Roxana Szel
Musique : Rotaria
Production : Corneliu Porumboiu
Production exécutive : Daniel Burlac
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